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Chapitre 1 - Première partie

        Réveillée par le clapotis de l’eau sur la roche, elle réalisa qu’elle ne sentait plus le bout de ses doigts. Les yeux encore clos, elle crut pourtant avoir un vertige lorsqu’elle fut saisie par l’enfer gelé qui l’enveloppait. Où suis-je ? se demanda-t-elle, frigorifiée, alors que sa respiration s’accélérait. À cheval entre la rive et ce qui devait être un ruisseau, ses habits, mouillés par endroits, lui collaient à la peau telles les morsures ardentes du froid.

        Reprenant peu à peu conscience, elle aurait voulu instinctivement se lever, souffler de l’air chaud dans ses mains et marcher pour se réchauffer, néanmoins, elle comprit avec stupeur qu’elle était incapable de bouger. Elle s’était comme fondue dans la nature où elle gisait, à commencer par le haut de son crâne où des petits cailloux s’étaient logés de façon désagréable. Plus bas, son pied aussi était coincé entre deux pierres qui lui écrasaient la cheville. Elle le sentait bien mais, tout comme pour sa tête, il lui était impossible de bouger son pied de gauche à droite pour le libérer de cette nature qui l’accaparait de toutes parts. Malgré tous ses efforts, son corps était aussi lourd que douloureux et elle demeurait incapable de se défendre contre le froid qui la rongeait lentement mais sûrement. L’air sec et saisissant lui brûlait les narines à chaque inspiration et, lorsque ses poumons se remplissaient, elle ressentait un pincement douloureux qui l’inquiétait.

        Grimaçant de douleur, elle toussa et sentit quelque chose de chaud s’échapper de sa bouche et couler le long de sa joue. Elle laissa sa langue se promener entre ses dents avant de déglutir difficilement pour renvoyer son sang d’où il venait. Elle n’osa pas s’humecter les lèvres, de peur de venir piquer les gerçures causées par le froid. Elle se mit à craindre qu’un mal dangereux ne soit en train de prendre place au fond de ses entrailles. Terrifiée et impuissante, elle sentit les larmes lui couler le long des joues. Quelle malédiction l’avait poussée à se retrouver prisonnière de son corps, où seule la douleur venait lui rappeler avec ingratitude qu’elle était toujours en vie ? Son bras droit et sa jambe gauche aussi la faisaient souffrir. Et comme si tout cela ne suffisait pas, son pouls résonnait avec force dans chacune de ses blessures, tel le son funèbre d’un tambour décomptant ses derniers instants. Combien de temps mon cœur continuera-t-il de battre ? désespérait-elle. Elle se doutait qu’elle se trouvait au bord du précipice, prête à se jeter dans les bras de la mort, mais sa nature la poussait à ne pas abandonner et elle s’imagina un feu de bois pour se réchauffer. Elle se remémora sa couleur, qui oscillait entre le jaune et l’orange, elle n’en était plus sûre. Puis, en visualisant quelques éclats de brindilles rougeoyantes, elle finit par entendre distinctement des crépitements et sentir une odeur de sève se mélanger à celle de la fumée émanant d’un bois encore légèrement humide. Elle observa encore et encore ses flammes danser au milieu des ténèbres de son esprit pour venir habiter sa solitude. Cette lumière rougeoyante et aveuglante emplit ses pensées à tel point qu’elle finit par en ressentir une chaleur salvatrice. Peut-être que si je pense fort à mon sauveur, il finira par arriver ? se dit-elle comme pour forcer le destin avant de s’évanouir une nouvelle fois.

"Réveillée par le clapotis de l’eau sur la roche, elle réalisa qu’elle ne sentait plus le bout de ses doigts."

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        Une branche qui craque ? Impossible ! Se pouvait-il que quelqu’un soit là ? Elle aurait voulu hurler pour appeler à l’aide, mais au lieu de cela, elle s’étouffait avec son sang qui s’était à nouveau accumulé dans sa gorge pendant qu’elle dormait. Combien de temps s’était-elle assoupie ? Son cœur s’emballait, excité à l’idée de battre à l’unisson d’un compagnon. Elle était sur le qui-vive, pratiquement certaine d’avoir entendu du mouvement autour d’elle. Pourvu que quelqu’un m’aide ! Elle brûlait d’envie d’ouvrir les yeux, toutefois ils refusaient toujours de lui obéir. Quelle heure était-il ? Depuis combien de temps était-elle étendue là ? Où se trouvait-elle ? Autant de questions sans réponses depuis trop longtemps maintenant. Son corps était lourd, mais son esprit était en ébullition, refusant de se laisser mourir. Il fallait faire quelque chose, sauf qu’elle ne savait ni quoi ni comment.

        Elle essaya de se calmer, de respirer profondément et de se concentrer afin de solliciter au mieux son ouïe, qui était sa seule alliée. Elle tenta de discerner le chant du ruisseau de celui du vent qui soufflait sur la nature. Elle essaya encore de distinguer le mouvement furtif du crapaud qui saute dans l’eau, de celui du mulot qui se cache entre les herbes. Mais rien. Elle n’entendait rien. Rien qui ne laissait présager le son d’un pas pour la libérer de son sort. Elle devait s’y résoudre : elle était toujours aussi seule. Les paupières fermées, elle sentit de nouveau les larmes monter. Ce n’est pas possible ! bouillonna-t-elle.

Tenace, elle continua à chercher sans grande conviction le moindre signe mais, peu à peu, les cris des chouettes et des chauves-souris qui commençaient à sortir vinrent se joindre à ses pleurs. Tout indiquait que la nuit tombait, et elle craignait de se laisser emporter une nouvelle fois par le sommeil. Me réveillerai-je la prochaine fois ? Elle craignait terriblement de mourir et qu’après son corps, ce soit son esprit qui l’abandonne. Que se passera-t-il si je meurs ? Elle redoutait de ne rien trouver dans l’au-delà, et le vide sombre qui l’entourait semblait lui donner un avant-goût rance de ce qui suivrait. Malgré tout, la fatigue l’emportait et elle finit par se demander si la tranquillité d’une nuit éternelle ne valait pas mieux que le froid et la douleur. Alors, sans y réfléchir davantage, elle laissa couler une dernière larme le long de sa joue avant de s’abandonner à ce qu’elle croyait être sa dernière nuit.

"Une branche qui craque ? Impossible ! Se pouvait-il que quelqu’un soit là ? "

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        — C’est une fille ? maugréa une voix rauque dans un brouhaha de cris de corbeaux qui prenaient leur envol. On dirait que ces charognes ont commencé à la picorer... remarqua-t-il avant de cracher les glaires qui le dérangeaient.

        — Fais voir... répliqua une voix fluette de jeune garçon. Par les Terres, son visage est couvert de sang !

        — Pousse-toi, ordonna un troisième homme. Oui, c’est une fille.

        — Ceux qui lui en voulaient n’y sont pas allés de main morte ! reprit le premier homme, toujours aussi encombré. Elle est vivante ?

        Oui ! Je suis en vie ! Je vous en prie, ne me laissez pas ! voulut-elle lui répondre, mais son état s’était aggravé et aucun son ne parvenait à sortir de sa bouche. Elle se demanda même si elle n’était pas en train d’avoir des hallucinations et si ces voix étaient réelles. Elle avait de plus en plus de mal à rester éveillée pourtant, comme pour la ramener à la réalité, elle sentit quelqu’un lui effleurer le poignet. Cette chaleur… L’ai-je vraiment sentie ?

        — Elle est en vie.

C’était le troisième homme qui parlait, le plus calme. Sa voix la rassura et les battements de son cœur ralentirent en l’entendant.

        — Laissons-la ici, grogna le premier. Elle ne doit plus en avoir pour longtemps de toute façon ! Ceux qui s’en sont pris à elle sont des brutes, ça s’voit... S’tu veux mon avis, mieux vaut rester en dehors de ça. Anselm nous le reprocherait.

        Ne me laissez pas, je ne veux pas mourir seule... supplia-t-elle intérieurement et, dans un effort qu’elle puisa au plus profond de son être, elle entrouvrit un œil, comme pour leur répondre. Elle discerna trois formes floues au-dessus d’elle. Pourvu que ce ne soit pas un rêve…

"Elle discerna trois formes floues au-dessus d’elle. Pourvu que ce ne soit pas un rêve…"

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        Lorsqu’elle se réveilla, elle fut soulagée de sentir du mouvement autour d’elle. Une joie immense la traversa lorsqu’elle s’aperçut que les bruits qui l’entouraient avaient changé. L’agitation était venue briser, dans un enchaînement de joyeux fracas, le silence pesant qui l’avait accompagnée depuis qu’elle avait repris conscience. Des âmes charitables étaient venues lui porter secours et elle n’aurait pas pu rêver d’un plus beau réveil. Des chevaux, des pas, des voix… Elle était au milieu d’un groupe. Il était encore trop tôt pour pouvoir ouvrir les yeux, mais elle sentait les soubresauts de l’attelage où elle était étendue en résonance avec ceux de la route. Elle mobilisa ses sens afin de comprendre où elle se trouvait. Ils l’avaient allongée sur de la paille humide, elle en reconnaissait l’odeur. Elle comprit soudainement, et avec beaucoup d’apaisement, que son corps était au sec et au chaud. Adieu le froid ! se dit-elle en frissonnant alors qu’elle repensait à ce qu’elle avait dû endurer ces derniers jours. Le groupe qui l’avait recueillie avait pris soin d’elle et elle leur en était déjà éternellement reconnaissante. Emmitouflée sous des couvertures, elle avait l’impression d’avoir repris des forces, même si ses blessures étaient loin d’être guéries. Les douleurs dans son bras et sa jambe la lançaient toujours, cependant ses membres avaient été immobilisés dans des bandages serrés, qu’elle pouvait sentir. Elle avait toujours un arrière-goût de fer dans la bouche, mais plus de sang au fond de la gorge. Elle ne savait plus comment elle s’était retrouvée le corps brisé au milieu d’une rivière, cependant, au vu de toutes ses blessures, elle ne doutait pas d’avoir pris un sacré coup sur la tête.

        — Rendors-toi, laisse ton corps se réparer... lui glissa-t-on à l’oreille.

        Elle reconnut tout de suite la voix de l’un des hommes qui l’avait trouvée. Cette voix douce qui l’avait rassurée la première fois qu’elle l’avait entendue. Elle aurait tant aimé voir son visage, malheureusement, avant qu’il ne lui soit possible d’ouvrir les yeux, il porta un breuvage à sa bouche, qu’elle ingurgita sans réfléchir. 

        — Dors, si tu veux t’en sortir, lui répéta-t-il.

        Le breuvage... pensa-t-elle. Il m’endort…

"Le breuvage... pensa-t-elle. Il m’endort…"

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        Voilà qu’elle grelottait de tout son corps. Elle avait à nouveau si froid et elle se demanda où elle se trouvait cette fois-ci. Elle parvint enfin à ouvrir les yeux, mais à son grand regret, elle ne trouva que du noir derrière ses paupières. Il faisait sombre, très sombre, et elle ne discernait pas grand-chose. Elle entendait le chant des hiboux se mêler à ceux des ronflements et des souffles qui l’entouraient. Il faisait nuit et les personnes à ses côtés dormaient paisiblement. Elle attendit de s’habituer un peu à l’obscurité pour voir où elle était. Au bout d’un moment, elle finit par comprendre qu’ils l’avaient allongée dans un lit sous une immense tente avec des armatures en bois et qu’elle était loin d’être seule.

        Suivant le contour arrondi de leur abri, les couchettes s’alignaient en cercle. De cette manière, elle put faire un rapide tour d’horizon de ses nouveaux compagnons : la plupart avaient tiré leur couverture au-dessus de leurs oreilles pour se protéger du froid. Au centre de la pièce, un poêle à bois abritait des braises encore ardentes et au sol, plusieurs tapis étaient étendus pour faire barrage au froid. Elle resta ainsi un moment à observer ce feu sur le déclin qui se consumait doucement dans un crépitement réconfortant alors que dehors, un orage commençait à gronder. Glacée par la fièvre, elle se rappela l'instant où, lorsqu’elle était encore seule dans la rivière, son feu sublimé l’avait réchauffée. Ce feu qu’elle observait cette nuit-là se rapprochait de celui qu’elle avait imaginé alors. Peut-être n’était-ce pas le fruit de mon imagination, mais une prémonition, pensa-t-elle, un peu étourdie par la fièvre.

Malgré sa fatigue, son attention fut retenue par un homme, en face d’elle, qui la fixait étrangement sans bouger. Intimidée, elle essaya de contenir les tremblements que lui causait la fièvre pour ne pas lui montrer qu’elle était réveillée. Qui était-il ? Il lui était impossible de discerner nettement les traits de son visage, cependant ses yeux sur elle la mettaient mal à l’aise. Pourquoi la regardait-il ainsi ?

        Serrant les mâchoires pour faire cesser le claquement de ses dents, elle eut peur pour la première fois depuis qu’on l’avait sauvée. Un doute germa insidieusement dans son esprit, telle l’ombre d’un nuage noir venant subitement couvrir le soleil. Confuse, elle réalisa qu’elle ne savait rien de l’endroit où elle se trouvait ni même de ceux qui l’avaient aidée. Ils s’étaient occupés d’elle, mais qui étaient-ils ? Qu’attendaient-ils en retour ?

Elle décida de fermer les yeux, comme si ses paupières étaient un rempart qui la protégeait et qu’ainsi coupée du monde, elle disparaissait. Mais la crainte que cet homme lui fasse du mal l’empêcha de rester dans l’ignorance plus longtemps. Oh non ! s’affola-t-elle en rouvrant les yeux. Il s’était levé avec sa couverture autour de lui et il se tenait debout près du poêle. Son cœur se mit à battre à toute vitesse. Pourvu qu’il ne m’approche pas ! implora-t-elle. La fièvre qui l’assommait l’empêchait de bouger et s’il venait auprès d’elle, il lui serait impossible de lui échapper. Et puis pour aller où ? se rappela-t-elle amèrement.         Elle ne savait pas où elle était et tout le monde ici lui était étranger.

Après qu’il eut trempé un linge dans un seau d’eau posé au sol, elle l’observa, tétanisée, se diriger vers son lit. Sa gorge se serra à tel point qu’elle ne put même pas essayer de crier pour réveiller les autres. Allait-il l’étouffer avec le torchon qu’il tenait entre les mains ? Lui voulait-il du mal ? Ou pire, allait-il abuser d’elle ? En quelques secondes, toutes ces pensées horribles lui traversèrent l’esprit. La gorge toujours nouée et le souffle court, elle le regarda poser le linge froid sur son front et, pour la première fois, elle put discerner ses traits. Ses yeux bridés et noirs rendaient son regard perçant. La peau claire et le visage lisse, il avait un nez droit et épais. Tout comme son nez, ses lèvres aussi étaient épaisses, et l’ensemble de son visage restait harmonieux. Plutôt bel homme, ses cheveux noirs et fins lui tombaient sur les épaules. Mûr sans être âgé pour autant, il était de taille moyenne et, à le regarder de plus près, il semblait dépourvu d’arrière-pensées. Restant sur ses gardes, elle l’observa avec méfiance se débarrasser de sa couverture. Suffisamment mince, il se glissa ensuite lentement dans son lit et son inquiétude remonta à la surface. La respiration haletante, elle voulut crier, mais il posa rapidement sa main sur sa bouche en l’enlaçant.

        — Chuuut... lui soupira-t-il à l’oreille, je t’ai dit de dormir si tu voulais guérir.

Mais c’est mon sauveur ! comprit-elle avec effroi. Elle venait de reconnaître la voix de l’homme qui s’occupait d’elle depuis des jours. Impossible pourtant de lui faire confiance. Paniquée, elle se débattait comme elle le pouvait en gesticulant dans tous les sens pour l’éloigner. Il la serra contre lui toujours plus fort et ce ne fut qu’après un instant passé l’un contre l’autre qu’elle se calma. Sa respiration ralentit et ses muscles se détendirent. La sentant s’apaiser, il laissa doucement retomber sa main chaude de sa bouche vers ses doigts encore glacés. Il les pressa dans sa paume de main pour les réchauffer et à aucun moment il n’eut un geste déplacé. Une fois ses mains réchauffées, il l’enlaça et, avec son doigt, massa étrangement un point entre son index et son pouce. Après quelques instants, elle cessa de frissonner et elle finit par comprendre qu’elle ne risquait rien. Sa fièvre la faisait grelotter et il était venu dans son lit pour lui tenir chaud. Rassurée, elle baissa sa garde et, épuisée, ne mit pas longtemps à se rendormir.

"Plutôt bel homme, ses cheveux noirs et fins lui tombaient sur les épaules."

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