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Prologue
Seuls au milieu d’une vaste étendue d’herbe blanchie par le gel, les deux scientifiques avançaient difficilement dans le froid hivernal. Tout autour d’eux, des bêtes les observaient, tapies dans l’ombre, et les bruits furtifs de leurs déplacements ne rassuraient pas Arno, pourtant âgé d’une vingtaine d’années.
Devant lui marchait Robert, le dos éclairé par sa lampe frontale. Ce dernier progressait dans la vallée, la démarche lente et assurée, et son air tranquille l'agaçait.
Quelques instants plus tôt, lorsque l’alarme avait retenti, il avait été d’avis d’attendre les Sentinelles. C’était la procédure, et Arno ne voulait pas sortir sur les Terres sans protection mais Robert avait insisté. Le ciel était dégagé ce soir-là, et si les scientifiques devaient réceptionner un message, c’était le bon moment. Cette météo favorable avait donc poussé Robert à partir à la hâte pour remettre le système en route. Arno, qui avait plus d’expérience, avait tenté de l’en dissuader, malheureusement, son coéquipier s’était montré impossible à convaincre et il avait pris la direction de la sortie, sans attendre l’arrivée des renforts. À ce moment-là, et même si ce fut à contrecœur, il n’avait pas pu se résoudre à le laisser partir à ses risques et périls.
— C’est encore loin ? ne put-il s’empêcher de demander pour briser le silence pesant de la nuit.
— On dirait que l’alerte clignote du côté de la grille, lui répondit Robert, les yeux rivés sur son moniteur.
— C’est pas vrai... grommela Arno, qui avait craint par-dessus tout de s’approcher de la périphérie du domaine.
— Rentre si tu as peur... lui dit-il, semblant l’avoir entendu.
— Pour laisser les Nomades te découper en rondelles ?
— N’importe quoi… C’est juste le froid qui a causé l’alerte, je suis sûr que tout va bien. L’électricité n’a pas sauté, donc il est impossible que les Nomades aient traversé l’enceinte.
— Que l’Univers t’entende... marmonna-t-il, sceptique.
Robert se retourna vers Arno, excédé.
— Écoute, je ne t’ai pas demandé de me suivre et je t’ai dit mille fois de rentrer si tu as peur. Alors, soit tu cesses tes plaintes, soit tu rentres !
— Mais tu vas arrêter de me faire passer pour un poltron à la fin ! Tu n’es qu’un gamin impatient et imprudent ! Ce que tu fais va à l’encontre de la procédure et…
— Allez, arrêt, je ne veux plus t’entendre ! De toute façon, les Sentinelles seront bientôt là et tu ne pourras plus te cacher derrière la procédure !
À ces mots, Robert se retourna et reprit son allure tranquille en direction de l’enceinte. Arno resta planté là quelques instants, se demandant s’il ne devait pas saisir cette opportunité de rentrer. Après tout, si les Sentinelles n’étaient plus très loin, peut-être que Robert ne risquait rien. À la seule idée de se calfeutrer dans l’Observatoire, Arno sourit, mais lorsqu’il se retourna, il se trouva bien loin de son refuge. Prenant son mal en patience, il emboîta finalement le pas de Robert et commença à voir l’immense grille se dessiner dans les faisceaux de lumière de leurs lampes frontales.
— La voilà ! dit Robert en la pointant du doigt. C’est d’ici que part le signal ! dit-il encore avec enthousiasme avant de se mettre à courir.
— Voilà qu’il retrouve son énergie... râla Arno.
Accélérant l’allure à son tour avec moins d’entrain, Arno remarqua tout de suite à l’attitude de Robert que quelque chose n’allait pas.
"Arno remarqua tout de suite à l’attitude de Robert que quelque chose n’allait pas."

Le jeune homme demeurait immobile et fixait le sol sans un regard pour le moniteur, qu’il avait toujours entre les mains. Pourquoi reste-t-il planté là ? Pourquoi ne résout-il pas l’anomalie ? se demanda-t-il, le ventre noué.
En l’observant, il eut la sensation de ne plus sentir ses jambes, qui continuaient pourtant d’avancer. Au fur et à mesure, il finit par deviner ce qui se cachait dans l’herbe, aux pieds de son acolyte. Tout aussi immobile que ce dernier, gisait un corps près de la grille. Arrivé à leur hauteur, Arno observa avec stupeur cette masse fumante enfoncée dans la terre. Le corps du malheureux qu’ils observaient était carbonisé de la tête aux pieds par les décharges électriques qui l’avaient traversé à maintes reprises. Ses mains étaient noires et déformées par les crispations de douleur qu’il avait dû ressentir avant de sombrer, et ses cheveux étaient comme dressés sur sa tête. Plus Arno le regardait, plus il imaginait avec effroi l’horreur de ses dernières minutes. Transi de peur, il ne s’aperçut d’ailleurs pas tout de suite qu’il frissonnait de tout son corps.
Peinant à dissimuler ses tremblements, il fut contraint de détourner le regard afin de rester en possession de ses moyens. Mais ses craintes s’amplifièrent lorsqu’il vit l’immense trou dans la grille qui leur faisait face et qui était censée les protéger des intrusions. Arno remarqua que l’homme à ses pieds tenait encore dans sa main une cisaille qu’il avait dû utiliser pour découper la grille.
— C’est… C’est impossible... murmura Robert, pris de court. Les Nomades savent pourtant que la grille est parcourue d’un courant électrique… Quelles raisons ont pu pousser ce malheureux à s’y attaquer ?
Arno, toujours incapable de répondre, se passa les mains sur le visage, désemparé. Voilà qu’ils étaient à la merci des sauvages des Terres et sans aucune Sentinelle à la ronde pour leur venir en aide. Si seulement je m’étais écouté, quel besoin avais-je de suivre cet abruti ! pesta-t-il en son for intérieur. Robert toucha du bout du pied l’homme qui se trouvait face contre terre et qui ne réagit pas.
— Bon, ce qui est sûr, c’est qu’il est mort... conclut-il timidement.
Arno, furieux et abasourdi, n’arrivait toujours pas à lui répondre, la parole figée à mi-chemin entre son regret d’être là et la terreur qu’il ressentait face au bourbier dans lequel ils étaient à présent. Robert aussi semblait inquiet et, redoutant le pire, il se retourna pour étudier les alentours.
— Je ne vois personne d’autre, j’espère qu’il était tout seul... espéra-t-il, vaguement optimiste.
— Tu ne regardes pas au bon endroit, répondit enfin Arno, qui fixait à nouveau le sol avec sa lampe frontale.
Robert suivit le regard d’Arno. Avec stupeur, il s’aperçut que, tout autour d’eux, des traces de sabots jonchaient le sol. Il n’y avait plus de doute à avoir : une tribu de Nomades avait pénétré l’enceinte de l’Observatoire.
— Corrige le signal sur le moniteur et entre le code 9, ordonna Arno à Robert, la voix légèrement tremblante.
— Le code 9 ?
— Pour les intrusions.
— D’accord, lui répondit Robert, qui s’exécuta sans plus attendre.
Au loin, ils entendirent l’alarme de l’Observatoire se déclencher, brisant ainsi le silence de la nuit. La manipulation avait fonctionné et l’alerte d’urgence maximale était lancée.
— Et maintenant ? demanda Robert, qui s’en remettait enfin à Arno.
— Éteins ta lampe frontale et courons aussi vite que nous le pouvons pour nous mettre à l’abri, en espérant qu’ils ne nous trouvent pas avant…
Robert acquiesça, et les deux garçons se mirent en route à toute allure. Arno n’avait pas l’habitude de courir aussi vite et ses inspirations étaient de plus en plus douloureuses. Il n’était pas adepte du sport, et seule la crainte de se faire attraper, puis égorger lui donnait de l’allant. Le froid ou l’effort, il ne savait plus, lui nouait la gorge et il avait l’impression de ne plus arriver à trouver de l’oxygène. Il avait beau avancer, l’Observatoire qu’il fixait lui semblait toujours plus loin, comme si la route ne faisait que se rallonger. Derrière lui, il entendait Robert, qui continuait à le suivre, et cela le rassurait. Brusquement, le bruit de ses pas se mêla à celui de hurlements lointains. Arno se figea, épuisé et terrifié.
Les sauvages n’étaient plus très loin et ils ne parviendraient jamais à rejoindre l’Observatoire à temps. Robert arriva à sa hauteur et le tira par l’épaule.
— Ne t’arrête pas, dépêche-toi, ils approchent !
— Je… Je n’y arrive plus... glissa-t-il, à bout de souffle.
Robert posa son bras par-dessus son épaule et ils reprirent ensemble leur course à un rythme saccadé. Au loin, des petits points lumineux apparurent dans la nuit et Arno vacilla légèrement.
— Ne les regarde pas, lui dit Robert, qui les observait lui aussi, ils ne nous ont peut-être pas vus…
Mais leurs cris, tels des bêtes sauvages, résonnaient de plus en plus fort et, peu à peu, les bruits des sabots retentirent à leur tour. Les points lumineux se transformèrent rapidement en flammes incandescentes, révélant une tribu montée qui s’avançait vers eux à une allure folle. Ils étaient pris au piège. Arno l’avait bien compris et voulait s’arrêter, mais Robert continuait à le traîner tel un boulet en le tirant par la manche de son manteau.
— Ne t’arrête pas !
— C’est trop tard... conclut Arno, résigné et prêt à affronter son destin.
"Ne t’arrête pas, dépêche-toi, ils approchent !"

Les sauvages formèrent un rond autour d’eux, et les deux garçons s’accroupirent, épuisés, les mains en l’air en signe de reddition. Arno était essoufflé et ne pouvait pas parler. Lorsqu’il leva les yeux, il observa un groupe d’hommes et de femmes, mais aussi des enfants. Ils s’entassaient sur des chevaux fatigués et abîmés par deux ou trois. Les tristes mines qui lui faisaient face, éclairées par leurs torches, n’étaient pas aussi menaçantes qu’il l’aurait pensé. Ces hommes et ces femmes étaient maigres et crasseux, bien loin des histoires terrifiantes qu’on lui avait maintes fois contées. Leurs habits aussi étaient en piètre état : pantalons rapiécés, anoraks mal taillés et chaussures couvertes de boue. Mais alors qu’il les observait, Robert, dans toute sa fougue, prit la parole.
— Je vous en prie… Épargnez-nous ! s’écria-t-il.
« Tais-toi ! » aurait voulu lui dire Arno, cependant il ne parvenait pas à parler, la gorge encore serrée par l’effort. Une femme prit la parole pour lui répondre.
— Nous ne vous tuerons pas si vous nous aidez, dit leur cheffe avec cet accent guttural typique des habitants des Terres. Nos hommes et nos femmes sont malades et tombent comme des mouches. Nos remèdes n’y font rien. Nous cherchons une magie pour les sauver. Votre science peut faire ça,
pas vrai ?
— Oui ! affirma Robert sans hésiter, voyant là une chance de s’en sortir.
— Boucle-la ! Les médicaments sont rationnés, nous ne pouvons pas... siffla Arno entre ses dents.
Mais la femme qui s’était adressée à eux l’avait entendu et elle descendit de son cheval pour glisser un couteau sous sa gorge.
— Si tu ne veux pas coopérer, peut-être préfères-tu mourir ? menaça-t-elle.
Arno avala sa salive et sentit la lame se rapprocher dangereusement de sa pomme d’Adam.
— Tranchez-moi la gorge et vous pourrez dire au revoir à notre science ! lui dit-il en prenant son courage à deux mains.
— Très bien, vous nous servirez de monnaie d’échange dans ce cas... décida-t-elle.
Elle l’attrapa par la capuche et l’obligea à se lever tandis qu’un autre des Nomades en faisait de même avec Robert. S’apprêtant à monter sur l’un des chevaux, la terre se mit à trembler étrangement et une hachette fendit presque en deux le crâne de la Sauvage, qui tomba à terre. Son sang gicla sur le visage d’Arno, qui sursauta et fit un bond en arrière, les mains sur la tête. Les enfants commencèrent à crier et les chevaux se mirent à se cabrer, affolés par l’agitation. Arno eut à peine le temps de se retourner pour comprendre qu’un groupe de Sentinelles était enfin arrivé pour les sauver. Comme à leur habitude, ils furent sans pitié et attaquèrent violemment le groupe de Nomades.
Dans ce bain de sang, Arno était bousculé de part en part et il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Les chevaux qui l’entouraient chargeaient de chaque côté et les hommes se battaient. Les enfants continuaient à pleurer et l’un d’eux tomba à ses pieds, les yeux grand ouverts et couvert de sang. Pris de panique, il s’accroupit par terre contre lui, priant pour que rien ne leur arrive. L’attente au milieu de la cohue et le vacarme des échanges de lames lui semblèrent interminables, mais les Sentinelles ne mirent pas longtemps à venir à bout des Nomades et le calme de la nuit finit par régner à nouveau.
Relevant timidement la tête, il trouva le petit garçon mort face à lui. Il avait redouté qu’il en soit ainsi, mais il était malheureusement trop tard. Les larmes aux yeux, il lui ferma les paupières, le cœur lourd. Il leva encore un peu les yeux et les trouva face à lui. Montées sur d’immenses chevaux noirs, elles lui parurent gigantesques. Les Sentinelles étaient de redoutables guerriers, habillés de noir et armés jusqu’aux dents. Large d’épaules et fier, un homme chauve portant un bonnet noir s’adressa à lui.
— Alors, on a chié dans son froc, gamin ? lui dit-il en riant, accompagné de ses compagnons d’armes.
Encore choqué, Arno regarda autour de lui l’horreur perpétrée par les Sentinelles. Ils avaient tué hommes, femmes et enfants sans distinction. Au milieu de ce carnage, Robert se relevait timidement lui aussi, les jambes tremblantes.
— Pourquoi les avez-vous tous tués ? s’exclama-t-il, abasourdi.
La Sentinelle releva un sourcil et sourit, laissant apparaître une dent en or disgracieuse.
— Parce que c’est notre mission de protéger vos cervelles ingrates ! dit-il en postillonnant.
— Ces hommes et ces femmes cherchaient de quoi se soigner, rien de plus ! s’écria Robert, au bord des larmes.
— Eh bien, c’est chose faite ! Les voilà soignés… à grands coups de machette ! rit-il à nouveau avec les autres Sentinelles, sans une once d’humanité.
Arno se releva à son tour avec difficulté et essuya son visage couvert de sueur, de morve et de larmes d’un revers de manche.
— On n’aurait rien pu leur donner, Robert, de toute façon... lui dit-il à l’oreille, la voix encore enrouée.
Mais son compagnon ne semblait pas l’avoir entendu.
Le souffle court, il était trop occupé à observer les corps qui jonchaient le sol tout autour d’eux comme s’il tenait à graver chacun de leur visage dans sa mémoire. Arno, à l’inverse, leva les yeux au ciel en priant de tous les oublier au lever du soleil. De ne plus jamais voir le regard terrifié de ce petit garçon dans le noir.
— Guénolé, Amalia, récupérez-moi ces deux imbéciles qui sont sortis sans permission et ramenez-les à l’Observatoire, reprit le chef des Sentinelles. Omar et Isthar, brûlez les corps au plus vite, s’ils sont malades. Les autres, avec moi ! On va aller surveiller la brèche en attendant l’équipe de maintenance.
Les Sentinelles soulevèrent Arno et Robert telles des marionnettes pour les amener sur leurs chevaux et ils partirent en direction de l’Observatoire. Arno avait du mal à réaliser ce qui venait de se passer et, quand il regardait Robert, il voyait que lui aussi était encore sous le choc. Serré contre la jeune femme qui dirigeait son cheval, il ne lui adressa pas un mot. Pas même un merci. La vérité, c’était qu’il craignait autant les Nomades que les Sentinelles, même s’il savait que ces dernières étaient là pour le protéger.
En arrivant à l’Observatoire, le grand portail s’ouvrit et ils pénétrèrent dans le hangar souterrain où était entreposé tout le matériel des Sentinelles. Arno ne se rendait jamais dans le sous-sol qui leur était réservé. On y trouvait leurs chambres, leur réfectoire et leurs salles de repos et d’entraînement. Les Sentinelles et les siens ne se mélangeaient pas et leurs appartements se situaient quant à eux à la surface. Au bout du hangar, les deux garçons repérèrent l’escalier métallique, qui les mena à l’étage. Ils étaient encore groggy et ils ne se pressèrent pas malgré la hâte de retrouver leurs quartiers. Toujours muets, ils furent pourtant soulagés de retrouver leurs amis qui, un large sourire aux lèvres, les attendaient là. Tous applaudirent en les voyant, les yeux encore gonflés par le sommeil et vêtus de leurs pyjamas. Ils avaient dû se lever dans la précipitation lorsque l’alerte avait retenti et attendre leur retour avec une impatiente inquiétude. Anna sauta dans les bras d’Arno et d’autres en firent de même avec Robert. Arno sentit enfin ses muscles se détendre au contact de ses amis qui l’enlaçaient. Il comprit avec soulagement qu’il l’avait échappé belle et ne craignait plus rien. Peu à peu, ses extrémités froides se réchauffèrent et il ressentit presque le besoin d’enlever son gros manteau. Il sourit enfin, heureux d’être à l’abri, et regarda Robert, qui avait lui aussi retrouvé un visage plus apaisé.
— Allez vous coucher, les garçons, on va vous relever, leur dit Anna, encore émue.
Arno mourait d’envie d’accepter l’offre de sa supérieure, mais lorsqu’il regarda à nouveau Robert, il comprit que le jeune garçon n’était pas prêt d’aller se coucher. Alors, il tenta d’oublier ce qui lui restait de colère et il prit Robert par les épaules.
— On n’a quand même pas fait tout ce raffut pour aller se coucher maintenant, pas vrai Robert ?
Le jeune homme le regarda en coin, à la fois perplexe et ému.
— Je… Je comprendrais si tu préférais aller dormir…
— Allons, Robert, tu rigoles ? Par une nuit aussi dégagée ? Allons vite remettre le système en route, je ne veux pas perdre une minute de plus !
Tous se mirent à rire devant leurs compagnons plus complices qu’à l’accoutumée. C’était comme si cette nuit tumultueuse avait eu raison de leurs différences et qu’elle était parvenue à les rapprocher.
— Vous êtes sûrs ? insista Anna, qui les voyait tout de même mal-en-point.
Arno regarda une nouvelle fois Robert. Il devinait qu’une nuit de sommeil ne suffirait pas à lui faire oublier ce qu’il venait de vivre. Lui-même se sentait encore absent, comme s’il avait laissé une partie de son âme sur les Terres. Il savait que s’il fermait les yeux ce soir-là, la première chose qu’il verrait serait le visage de cet enfant couvert de sang. Il n’osait pas imaginer ce que Robert avait vu de terrible lui aussi, mais il savait qu’il aurait besoin d’en parler et il était le seul capable de le comprendre. Cette nuit sanglante les avait liés pour le reste de leur vie et Arno se sentait plus que jamais responsable de son coéquipier.
"Il savait que s’il fermait les yeux ce soir-là, la première chose qu’il verrait serait le visage de cet enfant couvert de sang."

— Parfaitement sûr, finit-il par assurer, plus déterminé que jamais.
— Ne tardez pas dans ce cas, le devoir vous appelle, leur dit Anna, qui avait compris qu’il ne fallait pas insister davantage.
Robert et Arno acquiescèrent et leurs collègues et amis retournèrent se coucher. Pressant le pas, ils se dirigèrent vers ce qu’ils avaient l’habitude d’appeler « l’œil » de L’Observatoire. Le haut bâtiment était entièrement construit en pierres massives et sa voûte la plus culminante était faite en verre, au travers duquel l’on pouvait admirer le ciel étoilé. Au milieu de cette pièce ronde trônait, sur une belle estrade, un immense télescope dirigé vers le ciel. C’était lui, l’œil de l’Observatoire.
Robert se dépêcha de remettre le système en route sur l’un des moniteurs qui longeait le mur et les différents pans du toit de verre s’ouvrirent tels les pétales d’une fleur en éclosion. Le télescope tourna sur lui-même, puis s’éleva en direction du ciel et Arno s’approcha de Robert pour observer à son tour les écrans de surveillance. Le système s’était enfin remis en route et Robert souffla, exténué, avant de tomber dans l’un des sièges qui se trouvaient à proximité.
— Je dois dire que j’ai eu la frousse moi aussi... murmura-t-il, un peu penaud.
Contre toute attente, Arno se mit à rire, heureux de l’entendre enfin revenir à la raison. Robert sourit aussi, mais Arno voyait bien que le jeune homme n’était plus tout à fait le même.
— Allez, c’est terminé maintenant, nous voilà sains et saufs ! l’encouragea-t-il en l’attrapant amicalement par les épaules.
— Oui, je sais… Mais quand même… Je ne peux pas m’empêcher de repenser à cet homme qui a ouvert cette grille au péril de sa vie… et… ces enfants…
— N’y pense plus, lui dit Arno avec autorité. Les Nomades ne sont pas notre problème.
— Mais… Ça ne te fait rien à toi ?
Arno s’assit à côté de Robert. Il était ennuyé d’avoir l’air aussi détaché, cependant c’était son devoir de garder la tête froide.
— Les Nomades vont mourir de toute façon, tu le sais bien… Alors maintenant ou plus tard, qu’est-ce que ça change ? Peut-être que cette mort était moins pénible que celle qui les attend…
Robert desserra ses poings et, malgré une moue ennuyée, il acquiesça.
— Tu as sans doute raison… Mais ce n’est pas normal ! cria-t-il soudainement.
— Enfin, pas la peine de t’égosiller, je t’entends ! s’agaça Arno, qui ne savait plus comment calmer Robert.
— Non ça, regarde sur l’écran ! Qu’est-ce que c’est que ce nouveau signal ?
Arno se pencha à son tour sur l’écran sans en croire ses yeux. Il ne s’était encore jamais affiché et pourtant, il était sûr de le reconnaître.
— Par nos aïeux, Robert, pince-moi…
— Hein ?
— Pince-moi vite, que je sois sûr que ce n’est pas un rêve ! s’exclama-t-il, enjoué.
« Aïe ! » Robert l’avait pincé et Arno se mit à rire en se massant la main.
— Ce que tu vois là est un message de Cosmos !
— Comment ça, « Cosmos » ? Ce soir ? Mais c’est impossible !
— Et pourtant : « Message reçu à l’instant », lut-il. On dirait que tu as eu un bon pressentiment, mon vieux ! Cette nuit était bien la nôtre, un signal est arrivé !
— Attends, attends, tu ne me fais pas une blague ?
— Pas le moins du monde !
Les deux amis se mirent à rire et se sautèrent dans les bras, émus aux larmes. Le cœur d’Arno battait à tout rompre, comme lorsqu’il était sur les Terres sauf que, cette fois-ci, c’était le fruit d’une joie pure. Il prenait conscience, en serrant Robert dans ses bras, que cette soirée resterait gravée à jamais dans leur mémoire comme la plus belle de leur vie, mais aussi comme la plus terrifiante.
— Je n’arrive pas à en croire mes yeux... murmura Robert en fixant à nouveau le petit point qui clignotait sur l’écran.
— Moi non plus... répondit-il, encore rêveur, avant de reprendre ses esprits. Il faut transférer l’information à Atlantide et attendre que les équipes de décryptage nous donnent plus d’informations sur le contenu du message… Mais cela peut vouloir dire que…
— La Grande Migration approche ? s’exclama Robert sans attendre.
— Oui, Robert ! La Grande Migration approche... approuva Arno, le sourire aux lèvres.
