top of page

Lire le Chapitre 3

Atlantide 10_edited.jpg

Chapitre 3

       Absorbée par les données qui défilaient sous ses yeux, Léonie ne s’aperçut pas que son frère venait d’entrer. Penchée sur son bureau, elle se trouvait dans une pièce éclairée par un néon à la lumière blanche désagréable avec pour seule compagnie quelques ordinateurs sagement alignés qui ronronnaient en chœur. La jolie rousse aux cheveux longs et ondulés était plaisante à regarder, mais peu de gens à Atlantide se risquaient à l’approcher. De grands yeux verts et un nez droit sur un visage allongé, elle possédait une beauté aussi singulière que son caractère, et ses jolies lèvres pourpres dévoilaient parfois de petites canines pointues qui trahissaient tout son mordant. Elle ressemblait à s’y méprendre à son grand frère, qui avait aussi cette chevelure incendiaire qui faisait leur originalité. Leurs traits fins leur donnaient une allure élégante, à laquelle venait s’ajouter un air affecté et parfois empreint d’insolence, qui leur permettait de se mettre à bonne distance du reste du monde. Aussi rebelles l’un que l’autre, ils étaient les enfants terribles d’Atlantide, bien que Giles donnât l’impression d’être plus accessible. Accaparée par ses recherches, la jeune femme n’accordait que peu de temps à ses semblables, et même son père et son frère préféraient ne pas l’importuner. Ainsi, leur apparente ressemblance n’avait d’égale que leur antipathie l’un pour l’autre.

       Alors que Léonie était très impliquée dans les études scientifiques menées par Atlantide, elle trouvait son frère oisif, accaparé par ses névroses qui le poussaient régulièrement à partir sur les Terres, pour des raisons qu'elle ignorait. À l’inverse, Giles trouvait sa sœur ennuyeuse, et son jeu préféré était de la faire sortir de ses gonds. Ainsi, comme à son habitude, il s’approcha d’elle tel un prédateur et la frappa derrière la tête sans ménagement. Le front de la jeune femme, déjà à faible distance de son ordinateur, alla inévitablement s’écraser contre son écran.

       — Aïe !

       Léonie avait mal, cependant elle était trop fière pour le montrer à son frère. Elle frotta énergiquement son front avant de se retourner vers lui.

       — Qu’est-ce que tu fais ici, imbécile ? cria-t-elle, agacée de s’être fait avoir. 

       — Papa veut nous voir, rétorqua-t-il, fier de son coup.

       Elle remit ses écouteurs pour l’ignorer, mais il lui retira d’une oreille pour lui murmurer :

       — Il veut nous voir maintenant, alors éteins ta musique de demeurée et bouge ton céleste fessier de là, dit-il en tirant sa chaise vers l’arrière.

"Elle ressemblait à s’y méprendre à son grand frère, qui avait aussi cette chevelure incendiaire qui faisait leur originalité. "

Léonie (1).png

       Elle le fusilla du regard, mais comprit que s’il insistait, l’affaire était urgente. Tout le monde savait que Léonie ne s’entendait pas avec sa famille alors, lorsqu’ils venaient la chercher, c’était parce qu’ils avaient une bonne raison de le faire. Elle se leva nonchalamment et fit signe à son frère d’ouvrir la marche.

       — Il t’a dit ce qu’il voulait ? demanda-t-elle.

       — Non, il a envoyé l’un de ses collaborateurs pour venir me chercher, comme d’habitude…

       Tel un moustique prêt à piquer, il passa sa main sous sa longue chevelure rousse et lui serra la nuque vigoureusement.

       — Dégage, dit-elle en le poussant.

       — Allons petit diable, on n’a pas l’occasion de passer beaucoup de temps ensemble. Laisse-moi profiter un peu de toi... susurra-t-il en poussant un petit cri nerveux, comme à chaque fois qu’il était excité.

       Léonie accéléra le pas pour marcher devant lui, mais il la rattrapa.

       — Si tu n’étais pas aussi sauvage, Léo, tu aurais tous les garçons à tes pieds… Tu n’es pas vilaine, tu sais, rit-il nerveusement.

Comme si c’était ma priorité... pensa-t-elle, agacée. Elle savait qu’il la provoquait pour s’amuser et elle ne voulait pas lui donner la réplique. Son frère avait une ressource inépuisable pour agacer son monde et il faisait feu de tout bois. Alors qu’il approchait à nouveau, elle lui saisit vigoureusement la main en plein vol et se tourna vers lui.

       — Tu veux vraiment qu’on fasse un scandale alors que Papa nous attend ? menaça-t-elle.

       — Oh oui, petit diable, fais-nous une crise ! Ça fait longtemps... lui lança-t-il, les yeux étincelants, incapable de retenir ses cris d’excitation.

       — Sombre idiot, dit-elle sèchement. S’il veut nous voir, c’est qu’il a une bonne raison ! fit-elle remarquer. À ta place, je me calmerais. Tu n’as aucun intérêt à te faire remarquer encore une fois.

       Bien qu’entêté, Giles savait que sa sœur avait raison, et s’il y avait une personne qu’il craignait, c’était son père. Il desserra le poing et elle lui lâcha le poignet. Puis, il dévoila son plus beau sourire et, d’un air cabotin, l’invita à continuer leur promenade. Léonie, soulagée de le voir retrouver son calme, se passa la main dans les cheveux pour ramener sa crinière derrière elle d’un air faussement détaché. Le frère et la sœur avaient une gestuelle identique : précieuse et affectée, mais toujours teintée d’une élégance naturelle que beaucoup enviaient tout en la détestant.

       Le long des couloirs d’Atlantide, ils avancèrent en direction de la salle de réunion où les attendait leur père. Les couloirs, entièrement vitrés, donnaient sur les fonds marins. Ces derniers restaient vides la plupart du temps, ce qui venait renforcer le sentiment de solitude que pouvaient ressentir les habitants de la Cité dans cet univers bien calme et silencieux. Levant la tête, Giles devinait que le soleil devait être éclatant à la surface, car ses rayons formaient dans la mer d’immenses tubes lumineux. Il pensait de plus en plus à ce qui se trouvait là-haut et l’envie rémanente de s’échapper d’Atlantide devenait irrépressible.              Les poils hérissés par la frénésie qui le traversait soudain lui rappelèrent à quel point la petite Cité sous-marine était devenue un espace de jeu trop étroit pour lui. La vaste sphère qui les abritait de cinq cents mètres de diamètre et sa centaine d’habitants avaient beau offrir un cadre paisible, Giles ne parvenait plus à faire taire son besoin de liberté.

"Giles ne parvenait plus à faire taire son besoin de liberté."

Giles 3.png

       Arrivés au bout du couloir, ils prirent un ascenseur afin de descendre de quelques étages. Lorsque les portes s’ouvrirent, Ursula, une citoyenne de seconde zone, les attendait. La jeune femme brune était l’assistante de leur père, Charles. Une personne disciplinée et parfaitement adaptée pour travailler avec lui. Elle les accueillit chaleureusement en les étreignant, puis les mena vers la salle où leur père les avait convoqués. À l’intérieur de l’immense pièce, tout en longueur, ce dernier était assis au bout du vaste bureau donnant encore une fois sur l’océan. Occupé à lire sur sa tablette, il ne releva pas la tête lorsque ses enfants se montrèrent à lui et il les laissa planter là, sans s’embarrasser des chaleureuses politesses que l’on pourrait attendre des membres d’une même famille. Toujours sans relever les yeux, il s’adressa finalement à eux.

       — Asseyez-vous.

       Giles s’assit, mais Léonie, agacée par sa suffisance, resta debout, les bras croisés en signe de protestation. Son père ne sembla toutefois pas s’en inquiéter, toujours pris par sa lecture, et Giles, observant la scène, leva les yeux au ciel. Il n’y avait aucune affinité entre ces trois individus, qui partageaient pourtant le même sang, mais qui ne pouvaient pas supporter d’être dans la même pièce.

       — On est là, Charles, insista Léonie, toujours aussi déterminée à se faire respecter.

       — Et je t’ai dit de t’asseoir, Léonie, répondit-il sèchement.

       Soufflant à la manière d’une enfant, la jeune Léonie tira bruyamment une des lourdes chaises en bois qui se trouvaient autour de la table, ce qui amusa beaucoup son frère. Il adorait quand leur père la remettait à sa place.

       — Bien, commença enfin Charles en posant sa tablette sur la table.

       De profil, il regarda les fonds marins par la vitre sans offrir un regard à ses enfants, comme perdu dans ses pensées. Puis il reprit :

       — Il semblerait que nous ayons reçu un signal de Cosmos. 

       Léonie bondit de sa chaise sans pouvoir se contrôler et s’écria :

       — Comment est-ce possible ? Je croyais que tout avait été détruit !

       Son père serra sa mâchoire carrée, agacé par l’exubérance de ses enfants, qui était bien éloignée de son flegme légendaire. Encore quelque chose qu’ils ont hérité de leur mère... se dit-il.

       — Rassieds-toi, ordonna-t-il avec autorité.

       Au vu de l’importance de cette annonce, Léonie obtempéra sans protester.

       — Cosmos a bel et bien été anéanti, continua son père. Il n’y a pas de doute là-dessus. Il nous reste à comprendre d’où vient ce signal, et Ganesh est sur le sujet avec ses équipes. Plusieurs hypothèses sont à l’étude, mais un retour de l’une des navettes de sauvetage n’est pas à écarter. 

Tentant de se contenir du mieux qu’elle le pouvait, Léonie laissa échapper un petit cri de joie et tapa dans ses mains avec émotion.

       — Comme tu dois le supposer, Léonie, reprit Charles, il est probable que la Grande Migration se rapproche et que nous ayons été sélectionnés. 

       Son père se tourna alors vers elle en la fixant comme si Giles avait disparu. Ce dernier semblait en effet peu concerné par ces nouvelles. L’air absent, il avait le regard dans le vide et bougeait son pied de manière frénétique, impatient d’en finir.

       — Pour l’instant, rien n’est sûr, reprit Charles. Beaucoup de questions restent sans réponses et nous devons agir avec réserve. Toutefois, le processus de désertification progresse, et nous ne pourrons pas maintenir indéfiniment notre présence ici, comme vous le savez. Il serait donc opportun que ce signal soit celui d’une navette de sauvetage. Quoi qu’il en soit, nous avons encore beaucoup de travail avant de prévoir la Migration. Mais le temps passe vite, et je tiens à ce que vous le mettiez à profit. Il est impératif que vous fassiez partie de ce projet. Vous êtes mes enfants et vous représentez aujourd’hui notre lignée. Les places seront limitées et il faudra accumuler suffisamment de crédits pour prouver au Comité votre valeur.

"Il est probable que la Grande Migration se rapproche et que nous ayons été sélectionnés."

Charles 2.png

       Léonie avait les yeux brillants d’excitation et elle frappa dans ses mains avec joie. Son attitude, bien que légèrement exaltée, fit sourire son père, attendri pour la première fois depuis le début de leur conversation. Puis il se tourna vers son fils, à l’inverse très détaché et occupé à se curer les ongles avec paresse. En le regardant, Charles retrouva sa froideur habituelle. L’attitude de Giles ne l’enchantait guère, mais ce fut à Léonie qu’il s’adressa en premier pour la mettre en garde.

       — Léonie, je sais que tu travailles d’arrache-pied et je n’ai rien à redire à ce sujet. Mais tes seules compétences en ingénierie ne suffiront pas à convaincre le Comité. Tu es encore trop peu intégrée à la communauté d’Atlantide et ton crédit social partait de peu. Il est grand temps que tu sortes de ta bulle si tu ne veux pas te faire doubler bêtement.

       L’avertissement de Charles la vexa, car elle détestait le système de notation d’Atlantide, qu’elle trouvait profondément injuste. Serrant les poings pour se contenir, elle esquissa un sourire sardonique comme elle en avait l’art.

       — Quant à toi, Giles, reprit Charles, il est grand temps que tu fasses tes preuves. Si tout le monde t’apprécie, on ne peut pas dire que tu aies su briller par la qualité de tes travaux. Ton crédit de recherche plafonne au même point depuis des mois et tu n’as pas l’air de t’en inquiéter…

Giles sembla insensible à la remarque de son père et, se passant la main dans les cheveux avec nonchalance, se justifia.

       — Tu peux compter sur moi, mon petit papa ! J’ai d’ailleurs prévu une expédition prochainement pour mettre à profit mes récentes recherches et faire bondir mon crédit.

       Son père acquiesça, satisfait, sans s’arrêter sur l’entrain excessif de son fils qui en faisait de toute manière toujours trop à son goût.

       — Bien. J’en ai fini avec vous, vous pouvez disposer, termina Charles en reprenant sa tablette.

       Sans se faire prier, Léonie et Giles se levèrent avec énergie. Une fois la porte fermée derrière eux, Léonie se pressa et son frère lui emboîta le pas.

       — Ne t’emballe pas, petit diable, lâcha Giles froidement alors qu’ils prenaient l’ascenseur.

       — Concentre-toi plutôt sur tes supposées recherches et lâche-moi, Giles, dit-elle, le sourire aux lèvres, toujours enjouée par l’annonce que leur père venait de leur faire.

       Alors que les portes de l’ascenseur s’ouvraient, Giles attrapa sa sœur par le poignet pour l’arrêter avant qu’elle ne parte.

       — Le Comité me fera partir quoi qu’il arrive. Par contre, en ce qui te concerne… Personne ne voudra de toi. Tu n’es pas comme nous, tu le sais très bien. Tu ne parviendras pas à inverser la tendance. Des années que ton crédit est en berne... Qui voudrait confier l’avenir de l’humanité à une moitié de femme comme toi ?

       Ces dernières paroles transpercèrent telles des lames les tympans de Léonie, au point qu’elle eut la sensation de devenir sourde. Son frère continuait à lui parler avec froideur et calme, cependant, elle ne l’entendait plus. En lui rappelant sa différence, Giles touchait son point sensible. Un secret dont personne ne parlait, mais que tout le monde connaissait. Son père lui avait pourtant promis que les circonstances de sa naissance pourraient être oubliées si Léonie se démarquait par ses recherches. Pourtant, Giles semblait sûr du contraire.                    Comme s’il savait des choses qu’elle ignorait. Et s’il disait vrai ? Et si le Comité ne la choisissait pas ? Qu’adviendrait-il de son travail et de ses recherches ?

Le cœur battant à une vitesse folle, Léonie observa Giles s’éloigner sans dire un mot. Il lui semblait qu’il avait fini par gagner, encore une fois.

"Le cœur battant à une vitesse folle, Léonie observa Giles s’éloigner sans dire un mot. Il lui semblait qu’il avait fini par gagner, encore une fois."

Léonie (8).png
bottom of page