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Chapitre 2
La tente était moins grande que l’autre et il y faisait chaud. À l’intérieur, on sentait un mélange de feu de bois et d’humidité. Tout comme à l’endroit où elle dormait, des tapis étaient entreposés pour protéger la pièce de la fraîcheur. Mais ici, il n’y avait qu’un seul lit de camp sur la droite et un tout petit poêle à bois. Des caisses ouvertes et fermées étaient entreposées un peu partout. Certaines débordaient de papiers noircis d’écrits, d’autres de livres ou encore d’outils. En face de la jeune femme se trouvaient un immense bureau et une grande chaise, occupée par un homme d’une soixantaine d’années. Même s’il était difficile de lui donner un âge, il était sans aucun doute le plus âgé de tous. Si son visage portait quelques rides, ses cheveux demeuraient d’un noir de jais. Tout comme Botan, ils étaient longs et attachés vers l’arrière. Son regard vert était aussi sévère que ses traits. Sa petite bouche pincée et son nez proéminent laissaient imaginer un personnage autoritaire. Large d’épaules et corpulent, celui qu’elle devina être Anselm présentait une silhouette impressionnante. Son regard semblait profond, alors même qu’il ne la regardait que d’un seul œil, finissant sa conversation avec un autre homme mince et grand à ses côtés. Plusieurs autres personnes étaient présentes dans la pièce, des hommes pour la plupart, qui s’affairaient à vider les caisses. Leurs occupations cessèrent rapidement dès qu’elle entra, et tous se figèrent en silence en l’observant. Elle jeta un œil derrière elle pour vérifier que Botan était toujours là. Les bras croisés, il était resté près de l’entrée.
— Avance ! ordonna Anselm d’une voix impossible à oublier, grave et puissante.
Une voix qui parlait au-dessus des autres sans le moindre effort.
Elle se redressa et avança le plus dignement possible en direction d’Anselm. Oubliant sa douleur à la jambe, elle s’arrêta devant lui, les pieds plantés dans le sol. Elle comprit tout de suite qu’il n’était pas le genre d’homme à s’émouvoir facilement. Elle devait donc se tenir prête à se défendre sans s’apitoyer sur son sort, en lui montrant de quoi elle était capable et ce qu’elle pourrait lui apporter.
"Elle comprit tout de suite qu’il n’était pas le genre d’homme à s’émouvoir facilement."

— Alors… bien dormi ? se moqua-t-il.
Les hommes dans la pièce se mirent à rire. Ne souhaitant pas donner d’importance à la provocation d’Anselm, elle préféra ne pas lui répondre. Elle soutint son regard pour lui montrer qu’elle n’avait pas peur, et l’homme qui lui faisait face resta de marbre. Très détendu, il s’enfonça dans son siège et, l’air amusé, continua de la fixer. Enfin, il s’adressa à Botan :
— Elle a perdu sa langue ?
— Non, s’empressa-t-elle de lui répondre avant Botan. Seulement la mémoire.
Pour la première fois, Anselm sembla surpris. Relevant un sourcil, il se pencha sur son bureau et y posa ses grandes mains, comme pour mieux capter ses paroles.
— Tu as perdu la mémoire ? répéta-t-il pour en être sûr.
— Oui, c’est bien ce que j’ai dit.
— Alors, laisse-moi te la rafraîchir, lui dit-il, finalement agacé. L’homme derrière toi t’a trouvée à moitié morte et t’a soignée tout l’hiver, en utilisant mes vivres, l’un de mes lits et quelques-uns de mes gars pour te transporter…
— Tout cela, je le sais, répondit-elle, impatiente de pouvoir se justifier.
Elle venait de lui couper la parole et un frisson lui parcourut le dos en observant l’assemblée retenir son souffle face à son audace. Elle venait de franchir une ligne dangereuse et elle devait faire attention.
— Bien, reprit-il sans relever sa maladresse, mais avec un léger sourire comme s’il avait une idée derrière la tête. Donc si tu n’as pas oublié tout ce qu’on a fait pour toi, comment comptes-tu rembourser tes dettes ?
— Comme je vous le disais, j’ai perdu la mémoire... répondit-elle en ravalant sa salive pour s’éclaircir la voix. Plus précisément, j’ai oublié ce qui m’est arrivé avant que vous ne me sauviez. Je suis donc telle que vous m’avez trouvée et je n’ai malheureusement rien d’autre à vous offrir que mes bras pour vous aider.
Elle pinça les lèvres, consciente de ne pas faire une proposition très alléchante.
— J’aimerais rester parmi vous pour vous prêter main-forte… Pour… Pour rembourser mes dettes, insista-t-elle avec plus de conviction.
La fine bouche d’Anselm eut un tremblement à peine perceptible avant de laisser apparaître ses larges dents blanches. Contre toute attente, il se mit à rire à gorge déployée, d’un rire profond qui entraîna avec lui toute son assistance.
— Et tu crois vraiment qu’une gamine chétive comme toi peut nous aider ? se moqua-t-il.
— J’ai bien conscience de ne pas avoir l’air…
Mais Anselm se mit à nouveau à rire toujours plus fort et de concert avec ses hommes sans la laisser terminer, ce qui agaça beaucoup la jeune femme. Elle cria pour couvrir son rire tonitruant :
— Si vous me laissez partir, je ne survivrai pas deux jours !
Son cri de désespoir mit fin à l’hilarité d’Anselm, qui retrouva son sérieux, énervé par son impertinence. Les mains toujours posées sur son bureau, il se leva doucement de son siège, révélant ainsi toute sa hauteur.
"Si vous me laissez partir, je ne survivrai pas deux jours !"

— Deux jours ? Je ne te donne pas une journée... finit-il par dire sur un ton grave.
— Vous avez sans doute raison.
Fermant les yeux, elle prit une profonde inspiration.
— Mais je crois que si j’avais dû mourir, je serais déjà morte. Selon vos dires, j’ai passé une saison entière à vos côtés, ce qui écarte tout risque de représailles dans le cas où les personnes qui m’auraient laissée pour morte me chercheraient encore. Par ailleurs, vous n’avez pas l’air d’être du genre à perdre inutilement votre temps. Si vous avez fait le choix de le perdre pour moi, je dirais que votre décision est prise depuis longtemps. Dès l’instant où vous avez choisi de me sauver. Je ne sais pas quels sont vos projets pour moi, mais arrêtez de faire comme si vous alliez me laisser partir.
Anselm retrouva son air amusé et, se rasseyant, il caressa doucement son visage mal rasé. L’homme semblait séduit par sa répartie et il ne mit pas longtemps à lui donner raison.
— Tu as peut-être perdu la mémoire, mais tu as la tête bien faite, gamine ! Tu as vu juste. Sur une chose... avoua-t-il. Je n’aime pas perdre mon temps.
La jeune femme avait la sensation qu’Anselm ne lui voulait pas de mal. Elle voyait que cet homme avait l’âme d’un chef et il se dégageait de lui une aura bienveillante.
— Botan, tu vas passer la main à l’un des nôtres, ordonna-t-il dans une toux grasse. Donne ses affaires à…
— Rem, dit-elle avec assurance en discernant un air satisfait sur le visage d’Anselm.
— Bien.
Puis, se tournant vers les siens, Anselm les interpella :
— Qui veut s’occuper de Rem à la place de Botan ?
Il y eut un court silence, mais un homme costaud à la peau foncée s’avança. Ses traits étaient étrangement fins sur son visage rond et joufflu et ses cheveux bruns et courts se dressaient sur son crâne.
— Tu veux que je lui fasse fermer son clapet, Anselm ? demanda-t-il à son chef en relevant la machette qu’il avait entre les mains.
Surpris, Anselm s’étouffa avec le verre d’eau qu’il était en train de boire, exagérant son étonnement. Un brin moqueur, il précisa :
— Non. Pas tout de suite, Bethoven.
Il se tourna ensuite vers la jeune femme pour s’adresser à elle sur un ton complice :
— Comme tu peux l’observer, Rem, je manque de gens perspicaces autour de moi.
À ces mots, Bethoven sembla comprendre qu’il était visé par son chef et la brute épaisse se transforma en petit garçon maladroit en l’espace d’un instant. Anselm se tourna vers lui pour s’expliquer :
— Je voudrais que tu la surveilles le temps qu’elle s’intègre. Histoire que je sois sûr que sa récente amnésie n’a rien à cacher de fâcheux. Évidemment, je compte sur toi pour ne pas faire de sentiments si tu as un doute.
L’homme acquiesça et Rem comprit qu’il serait son nouveau garde du corps.
"Tu veux que je lui fasse fermer son clapet, Anselm ? demanda-t-il à son chef en relevant la machette qu’il avait entre les mains."

Il semblait un peu plus âgé que Botan et il était sans conteste beaucoup moins charmant. Rem le regarda de haut en bas avec appréhension. De petits yeux noirs et un nez fin sur une tête bien ronde. Voilà à quoi il ressemblait. À première vue, son regard n’était pas celui de quelqu’un de très perspicace. Le ventre proéminent et le buste épais, l’homme était vêtu d’un débardeur blanc et sale qui ne le mettait pas en valeur. Comme la plupart des gens ici, il portait des bandages autour des coudes et des poignets et des gants épais cachaient ses grandes mains. De taille moyenne, ses courtes jambes étaient cachées par un pantalon kaki large. Ses grandes bottes très abîmées et couvertes de boue paraissaient résistantes, car on pouvait voir qu’elles avaient parcouru du chemin. Malheureusement, l’analyse que Rem était en train de faire de son nouveau compagnon ne put durer plus longtemps.
— Tu es encore là ? lui fit remarquer Anselm pour l’inviter à partir.
Rem s’inclina simplement pour témoigner au vieil homme sa gratitude sans en faire trop. En sortant, il sembla toutefois qu’Anselm avait oublié de lui dire quelque chose.
— Avant que tu partes : sache que nous nous sommes des enfants d’Oswald et que nous respectons ses préceptes. Je ne sais pas quelles sont tes croyances, mais tâche ici de ne pas enfreindre nos règles.
Rem acquiesça et, sans attendre, elle se tourna vers Botan avec une énergie nouvelle. Oubliant sa jambe douloureuse, elle attendit d’être sortie de la tente pour sauter dans les bras de son ami. Elle se sentait extrêmement soulagée par la tournure des événements, même si beaucoup de choses restaient en suspens, à commencer par sa perte de mémoire. Elle passa son bras au-dessus de l’épaule de Botan et ce dernier la rappela à l’ordre :
— Doucement…
Puis, sentant une présence derrière elle, Rem se retourna et aperçut son nouveau chaperon précédé de son gros ventre. Les trois compagnons traversèrent le campement sous les yeux observateurs de leurs camarades jusqu’à atteindre l’une des tentes rondes en feutre gris. Lorsqu’elle pénétra à l’intérieur, Rem découvrit un véritable capharnaüm de choses entassées sans que rien n’ait vraiment de sens. On pouvait y trouver des sacs remplis de plantes séchées qui débordaient, des boîtes énormes desquelles s’échappaient du bois ou des armes ou enfin des morceaux de viande salée suspendus à l’armature de la tente. Enjambant ce fatras, Botan s’approcha d’un sac duquel il sortit des habits, des chaussures et un autre sac.
— Ce sont les affaires que tu portais quand on t’a trouvée, elles ont été lavées et rapiécées au mieux par Marie.
Il jeta un coup d’œil à Bethoven qui était resté près de l’entrée, car trop imposant pour les suivre, et il parla plus bas.
— Si tu ne te souviens de rien, je peux t’en apprendre un peu plus sur ton identité, lui avoua-t-il contre toute attente.
— Dis-moi, demanda Rem, surprise mais impatiente d’en savoir plus.
— Déjà, tes affaires sont de bonne qualité, elles devaient donc coûter un certain prix. Ça par exemple, dit-il en prenant une paire de chaussures montantes en toile noire et dont la semelle était épaisse. Elles sont de bonne facture et adaptées pour la marche. On ne peut en trouver de pareilles que dans les Cités, car elles nécessitent un processus de fabrication impliquant un minimum de savoir-faire et des machines. Je ne te cache pas que si on avait fait la même pointure, je te les aurais bien piquées. Pareil pour ce short : il est adapté à l’effort et te fera une seconde peau. La tunique que tu as là est assez légère et sera idéale en été. Par-dessus, tu portais ce blouson noir, lui aussi imperméable et léger, tout en étant résistant. Enfin, tu avais avec toi ce sac en toile noir. Tu peux régler l’anse et tu as une boucle pour t’en défaire rapidement. La fermeture de ton sac était ouverte, et ce qu’il contenait avait déjà disparu quand nous t’avons trouvée. Tu dois savoir que toutes ces affaires valent cher. Tu vas faire des jaloux au campement, alors fais attention à ne rien laisser traîner. Autre chose que tu dois savoir : sur ton poignet, tu as une brûlure. Cela n’a rien d’anodin et vous êtes seulement trois au campement à l’avoir. C’est la marque des exclus des Cités. Au vu de tout cela, il est peu probable que tu aies été une Nomade avant de nous trouver.
Cela faisait beaucoup d’informations d’un seul coup, et Rem n’était pas certaine d’en avoir compris la moitié. Parlant toujours bas pour éviter que Bethoven ne les entende, elle demanda à Botan :
— Les Cités ? Excuse-moi, mais je ne suis pas sûre de me souvenir de ce que c’est…
Botan se racla la gorge et lui expliqua :
— Nous sommes des Nomades, nous vivons un mode de vie nomade, selon les préceptes d’Oswald. Sur les Terres. Certains hommes vivent quant à eux reclus dans des Cités, à l’abri de tous les dangers. Les places y sont comptées et peu de personnes ont le privilège de pouvoir y vivre. Les personnes qui ont ce droit sont appelées des Sédentaires et portent un tatouage sur le poignet, qui est leur permis. Mais nous aurons tout le temps d’en parler une prochaine fois. Je te laisse maintenant t’habiller et retrouver tes affaires.
Après lui avoir dit cela, il se dirigea vers la sortie avec Bethoven. Rem revêtit ses habits à l’abri des regards, qui lui allaient presque parfaitement. Elle avait dû perdre un peu de poids depuis son accident, mais le short restait moulant et, comme Botan le lui avait dit, il lui faisait l’effet d’une seconde peau. Enfilant sa veste, qui lui donna la sensation d’une nouvelle protection, elle se sentit prête à affronter ce nouveau monde. Elle accrocha sa besace encore vide à sa taille, puis passa devant une caisse remplie d’armes et s’empara machinalement d’un couteau qu’elle mit dedans. On ne sait jamais, se dit-elle. Sortant de la tente, elle ne trouva que Bethoven à l’extérieur. L’homme n’était guère engageant : il arborait toujours la même tête renfrognée, mais elle ferait avec, déçue de voir que Botan s’était déjà volatilisé.
"Sur ton poignet, tu as une brûlure. Cela n’a rien d’anodin et vous êtes seulement trois au campement à l’avoir. C’est la marque des exclus des Cités."
