Lire le Chapitre 1

Chapitre 1 - Deuxième partie
Les jours suivants passèrent sans qu’ils n'échangent un mot, mais à présent qu’elle pouvait ouvrir les yeux, elle observait avec intérêt ses nouveaux compagnons. Le groupe était en perpétuel mouvement et ses réveils se faisaient toujours sous la tente ou sur la charrette où ils l’allongeaient pour la déplacer. Heureusement, son sauveur n’était jamais très loin et il continuait de prendre soin d’elle. Il surveillait sa fièvre, refaisait ses bandages, ses cataplasmes, la massait par endroit et lui donnait à boire des décoctions pour accélérer sa guérison. Tous ses gestes étaient minutieux et presque émouvants tant leur exécution était délicate et soignée. Les cheveux souvent attachés en arrière, son visage était de plus en plus clair et rassurant, et son sourire agréable. La journée, lorsqu’elle se réveillait, elle le trouvait souvent en train de fumer, une pipe à la bouche. Le nuage qui l’entourait sentait une odeur qu’elle avait appris à aimer et qui restait longtemps imprégnée dans ses vêtements et ses cheveux. Elle ne savait pas si c’était parce qu’il l’avait sauvée, mais tout lui plaisait chez lui et, à ses côtés, elle se sentait enfin en sécurité. La nuit, tel un rituel, ils dormaient ensemble et elle aimait sentir sa présence réconfortante dans son lit tandis qu’il faisait froid et humide à l’extérieur. Son corps chaud lui donnait la force de lutter contre la fièvre, qui ne la quittait pas depuis des jours et dont elle ne voyait plus la fin. Elle avait identifié plusieurs visages familiers, dont un jeune garçon aux yeux bleus qui suivait son sauveur comme son ombre et observait chacun de ses faits et gestes avec une curiosité prudente. Les cheveux bruns du petit contrastaient avec la pâleur de sa peau et ses joues roses qui lui donnaient un air naïf, attendrissant. Une jeune femme blonde passait elle aussi régulièrement pour lui donner un peu de bouillon et s’assurer qu’elle buvait suffisamment. Elle l’aidait à boire de la soupe et de l’eau avec gentillesse, mais sans jamais échanger un mot. Elle avait d’ailleurs remarqué que le reste du groupe préférait l’observer de loin et qu’il ne l’approchait guère. Que pensent-ils ? se demanda-t-elle à plusieurs reprises en les regardant à son tour. Est-ce qu’ils ont peur de moi ? Regrettent-ils de m’avoir sauvée ?
Ce sentiment d’être de trop ne mit pas longtemps à germer dans son esprit alors qu’elle constatait leur vie difficile. Elle éprouvait des remords en les voyant s’affairer autour d’elle sans pouvoir les aider. Vivant de peu de choses, ils se nourrissaient la plupart du temps de bouillons, de maigres gibiers ou encore de graines et d’insectes. Leurs habits étaient tous rapiécés et usés, mais adaptés à leur quotidien : pantalons souples ou collants épais, chaussures de marche en cuir ou en toile, pulls et vestes. Les mieux équipés portaient des imperméables avec des capuches pour se protéger de la pluie qui ne cessait pas depuis des jours. Leurs vêtements de couleur sombre se fondaient dans la nature qui les entourait et contrastaient avec les bandages blancs qu’ils portaient au niveau de leurs articulations : chevilles, genoux, coudes ou poignets, et parfois autour des mains pour protéger leurs doigts. La plupart avaient des visages durs, à l’image de leur vie.
« Je suis un fardeau pour eux… », se répétait-elle encore et encore, consciente de leur donner du travail, notamment lorsqu’ils devaient la déplacer. Elle regrettait de prendre autant de place sur cette charrette alors qu’ils étaient déjà très chargés par le matériel des tentes, la nourriture, leurs outils et leurs armes de chasse, tels les arcs qu’ils portaient dans le dos ou les couteaux qu’ils avaient dans des étuis accrochés à leur taille. Pourtant, tandis qu’elle les scrutait de loin, le temps ne lui permit pas d’éprouver de la pitié pour eux et, rapidement, son regard changea au fil de leurs gestes tendres les uns pour les autres, fugaces mais authentiques.
Les jours passant, elle fut finalement touchée par leur air rustre, parvenant à mieux lire les expressions de leurs visages. Sous le tapotement incessant de la bruine, elle voyait avec quelle délicatesse ils se frayaient un chemin au travers du feuillage qui les entourait. Respectueux de leur environnement, ils parlaient toujours à voix basse, y compris les enfants, comme s’ils craignaient de réveiller les arbres et les animaux endormis. Leur démarche aussi était silencieuse : lente mais assurée, leur donnant l’air de glisser sur le sol. Entre eux, elle finit par déceler les liens qui les unissaient au travers d’une main ébouriffant les cheveux d’un enfant, d’un bras tendu pour aider un ami à se relever ou encore d’une caresse entre deux amants. Même s’ils ne se ressemblaient pas, ils lui faisaient l’effet d’une grande famille, et cela fit naître chez elle l’envie irrépressible et inattendue d’en faire partie.
Sans qu’elle se l’explique, le spectacle qui défilait sous ses yeux finit par allumer un feu en elle de plus en plus ardent. Elle éprouvait une vive émotion à les regarder vivre ensemble dans leur routine harmonieuse. Elle pouvait sentir que si leurs vies ne tenaient pas à grand-chose, leurs liens n’en étaient que plus forts, et elle voulait partager cela avec eux. Elle prit alors la décision de se rétablir au plus vite, comme s’il lui était possible d’ordonner à son corps de guérir. Et cela fonctionna.
Quelques jours plus tard, sa fièvre finit par tomber et, un matin, elle décida de poser un premier pied à terre. Ce jour-là, il était encore tôt, mais tout le monde s’affairait déjà dehors pour lever le campement. Elle pouvait entendre l’agitation se mêler au bruit rassurant de la pluie légère contre les parois de la tente. Le chant d’un coucou résonnait au loin comme pour les réveiller en douceur, la laissant penser qu’ils se trouvaient toujours dans la forêt. Aïe ! grinça-t-elle en posant le pied à terre. Sa jambe gauche lui faisait encore très mal. Elle voulut la remettre doucement dans le lit, mais son bras droit toujours en écharpe l’en empêcha. Elle resta là un moment, seule sur son lit, les yeux dans le vague. Elle avait mal à la tête et elle était toujours incapable de se rappeler comment elle avait atterri ici.
Elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur son sort, car le rideau qui couvrait l’entrée se souleva, laissant apparaître son sauveur. Il souffla de la fumée à l’extérieur de la tente et rangea sa pipe avant de s’approcher d’elle. Ses cheveux et sa parka étaient mouillés et il devait avoir froid, puisqu’il souffla dans ses mains pour les réchauffer avant de lui toucher le front en souriant.
— On dirait que ta fièvre est partie pour de bon, lui dit-il, satisfait.
Il l’aida à se remettre dans son lit et ramena sa couverture sur elle. Il s’accroupit à sa hauteur et la regarda avec compassion sans dire un mot. Pour le remercier, elle lui tendit la main afin qu’il la prenne. Depuis qu’ils se connaissaient, ils n’avaient pas besoin de se parler. Il la comprenait et il la protégeait, elle en avait la certitude. Il lui passa ensuite la main sur le crâne pour en observer les blessures. Mes cheveux... réalisa-t-elle en les touchant avec surprise. Pour la première fois, elle s’aperçut qu’ils étaient coupés très court et cela lui sembla étrange, comme un vague souvenir sans contour. Mais comment étaient-ils avant ? Elle ne se le rappelait plus.
— Tu m’excuseras, mais j’ai dû faire l’impasse sur tes cheveux pour fermer tes plaies. Si tu les préférais longs, ne t’en fais pas. Ils repoussent vite, lui expliqua-t-il en la voyant faire.
Elle en déduisit qu’elle avait bien pris un coup sur la tête et cela la rassura. Le temps que ses plaies se soignent, sa mémoire reviendrait. En tout cas, elle l’espérait. Elle plongea ses yeux dans les siens et lui demanda :
— Ton nom ?
— Je m’appelle Botan.
Il prit un gobelet posé par terre et l’amena à ses lèvres, mais elle tourna la tête.
— Non. S’il te plaît…
Elle ne voulait plus dormir, elle voulait se lever, aider à ranger, découvrir les autres personnes qui accompagnaient Botan et tant d’autres choses qui pourraient la sortir de ce quotidien morose.
— Ce que tu as fait… Peu de personnes auraient pu le faire, lui dit-il en la regardant droit dans les yeux. Tu as une force incroyable en toi, mais tu n’es pas encore guérie. Ne gâchons pas tout en brûlant les étapes.
Il approcha de nouveau le verre en attendant d’avoir son approbation.
— Bois, s’il te plaît. Fais-moi confiance, tout ira bien, promit-il en jetant un coup d’œil derrière lui avant de la fixer à nouveau.
Elle inspira profondément pour évacuer sa frustration. Puis, un peu à contrecœur, elle approcha ses lèvres pour boire encore une fois ce breuvage infâme qui l’endormait.
"Sans qu’elle se l’explique, le spectacle qui défilait sous ses yeux finit par allumer un feu en elle de plus en plus ardent. "

Le temps continua de s’écouler lentement avant que sa jambe et son bras ne se rétablissent. Le rythme des déplacements ralentit et ses réveils se firent de plus en plus souvent sous la tente, ce qui l’ennuyait, car elle ne pouvait plus observer le groupe. Elle commençait à trouver le temps long, mais Botan lui répétait sans cesse « Sois patiente, ne précipite pas les choses. »
Quand il le pouvait, il restait auprès d’elle à dessiner sur un carnet, et elle aimait regarder ses dessins prendre forme, car cela lui donnait l’impression de s’évader de sa tente désespérément vide. Depuis que sa fièvre était partie, Botan ne dormait plus avec elle et il lui manquait. Elle avait l’impression désagréable d’avoir été mise à l’écart et cela l’attristait. Heureusement, un matin, alors qu’il défaisait son écharpe pour refaire son cataplasme, elle constata avec joie que la douleur qu’elle ressentait était presque partie. Elle dégagea son bras et l’observa, ouvrant et fermant le poing.
— Ton bras semble aller mieux, lui sourit-il.
Elle acquiesça en le faisant tourner pour en étudier les sensations. Une gêne persistait, mais elle était supportable, et tandis qu’elle s’apprêtait à toucher sa jambe encore immobilisée, il lui prit le poignet.
— Pas encore. La fracture était ouverte et je pense que c’est ce qui a causé ta fièvre. Les premiers temps, j’ai fait en sorte de te maintenir endormie pendant que je nettoyais la plaie, mais malgré mes soins, j’ai bien cru que tu ne te remettrais pas de l’infection et, pour être honnête, je ne suis pas certain que tu puisses remarcher normalement un jour, lui avoua-t-il, embêté.
Elle prit ses dernières paroles comme un coup de fouet en pleine face : que voulait-il dire par remarcher normalement ? Elle sentit la colère monter en elle et serra les poings de rage. Il dut le sentir, car il eut un mouvement de recul.
— Jusqu’ici, tu t’es rétablie plus vite que n’importe qui d’autre. Continue de croire en toi, essaya-t-il de l’encourager.
Elle se racla la gorge, nouée par les pleurs qu’elle essayait de contenir tant bien que mal. Regardant en l’air pour éviter de croiser son regard, elle faisait tout pour ne pas fondre en larmes devant lui. Elle souhaitait qu’il s’en aille, et il sembla le comprendre, car il se leva et sortit. Elle lui en voulait, parce qu’il était la seule personne à lui faire face. Alors c’était de sa faute. À quoi bon tous ces cataplasmes si c’est pour rester marquée à vie ? s’agaçait-elle.
Elle se rallongea et pleura toutes les larmes de son corps en mordant son oreiller pour que personne ne l’entende. Il fallait absolument qu’elle se remette sur pied. Elle était persuadée que les autres l’attendaient au tournant, et elle ne voulait plus être une charge pour eux. Elle devait leur montrer qu’ils ne s’étaient pas trompés en choisissant de la sauver.
Malheureusement, les jours passèrent sans que sa jambe aille mieux et sa frustration ne fit que s’accroître au détriment de sa relation avec Botan, qu’elle ne supportait plus et contre qui elle renvoyait toute sa rancœur. Le jeune homme avait bien perçu sa colère et il ne lui en voulait pas de la diriger contre lui. Elle prit son mal en patience et les jours qui suivirent lui donnèrent raison : le ressentiment de la jeune femme finit par s’amenuiser. Une nuit, alors qu’elle pleurait dans son oreiller, il s’aventura à aller la rejoindre et, comme elle ne le repoussait pas, il la serra contre lui pour la consoler. Elle mit sa main contre sa poitrine et elle ravala ses sanglots dans des inspirations étouffées et successives. Elle était à bout de force et il le savait. Sa guérison prenait du temps, mais il était confiant, persuadé qu’elle arriverait au bout de cette épreuve. Il ne la connaissait pas depuis longtemps, pourtant il avait su déceler en elle une détermination sans faille. Cette nuit-là, il réussit à lui apporter un peu de réconfort et le jour d’après, elle semblait avoir retrouvé un peu d’espoir. Elle était moins ingrate avec lui et ne l’ignorait plus lorsqu’il venait masser ses membres blessés et changer ses bandages.
"Elle devait leur montrer qu’ils ne s’étaient pas trompés en choisissant de la sauver. "

Elle resta ainsi sous la tente malgré le printemps qui arrivait jusqu’au jour où, pendant qu’il dessinait au bord de la rivière près du campement, il la vit sortir. Il voyait bien qu’elle le cherchait, chancelante au milieu des autres, qui s’affairaient au linge ou à la cuisine, mais personne ne venait l’aider à le trouver. C’était comme s’il était le seul à la voir. Les yeux plissés, elle retrouvait avec une légère gêne la lumière du jour et elle avait du mal à le distinguer de là où elle était. Habillée d’une simple tunique en lin blanc qui virevoltait autour de son corps frêle, elle tenait debout, même si elle trimbalait gauchement sa jambe blessée et encore immobilisée dans l’attelle qu’il lui avait confectionnée. Il la regardait observer le campement comme si elle n’avait rien vu de tel auparavant et il attendit encore un peu avant de lui faire signe pour savourer ce moment qui l’amusait. Puis, comme pour l’encourager, il leva le bras en souriant. C’était le signe qu’elle attendait pour trouver son chemin. Elle avança vers lui en boitant et il se leva pour aller à sa rencontre et lui faciliter la tâche.
— Je te cherchais, lui dit-elle en souriant lorsqu’il arriva à sa hauteur.
Son visage s’était reconstruit de façon surprenante. Quand il l’avait trouvée, son œil gauche était complètement tuméfié et ses lèvres ensanglantées faisaient peine à voir. Désormais, ses yeux marron étaient bien ouverts et il n’y avait, sur son visage, plus aucune trace de son accident. Ses lèvres charnues étaient à nouveau intactes, même si son impatience à se rétablir l’avait poussée à se les mordiller au cours des derniers jours. Heureusement pour elle, son petit nez retroussé n’avait pas subi de choc et ses cheveux bruns avaient bien repoussé pour recouvrir ses cicatrices. Bien qu’ils fussent encore courts, une mèche aux reflets cuivrés commençait déjà à onduler en lui retombant sur le front.
— Tu te sens capable d’aller jusqu’à la rivière ? lui demanda-t-il en lui montrant la direction.
Elle acquiesça et prit appui sur son épaule pour le suivre près de la berge. Une fois arrivés, il l’aida à s’asseoir, puis ils restèrent un moment côte à côte, à contempler l’eau suivre son cours, reflétant la lumière du soleil, tels des milliers de petits points lumineux à sa surface. Les caresses chaudes des rayons sur leurs visages étaient agréables alors que la température était encore fraîche durant la journée.
— Tu me cherchais, finit-il par lui rappeler.
Elle se racla la gorge et il comprit que le moment était venu.
— Je ne crois pas t’avoir remercié une seule fois de m’avoir sauvée... inspira-t-elle. Cela semble dérisoire de te dire simplement merci après tout ce que tu as fait pour moi, mais pour l’instant, c’est tout ce que j’ai à t’offrir.
Elle tourna la tête vers lui et prit sa main dans la sienne pour lui faire ressentir avec plus de sincérité sa gratitude. Continuant d’observer la rivière, les yeux dans le vague, il lui répondit sans la regarder :
— Tu n’as pas à me remercier. Tu ne m’as pas demandé de t’aider.
Il laissa échapper sa main des siennes, puis fouilla dans la poche de son pantalon et en sortit une pipe et une boîte. Il l’ouvrit pour se servir en tabac et, une fois qu’il eut rempli sa pipe, il gratta une allumette pour fumer. Il tira longuement dessus et laissa échapper de la fumée par ses narines.
— Il y a quelque chose que tu dois savoir, reprit-il. Ne prends pas ma gentillesse comme un acquis. Ni ici ni ailleurs. C’est entendu ?
— Oui, lâcha-t-elle fébrilement.
Elle sentait qu’il lui parlait différemment, sur un ton plus rude, et elle commençait déjà à regretter d’être sortie de son lit. Il poursuivit :
— Les gens sont ici ensemble, car seuls sur les Terres, ils ne s’en sortiraient pas. Quand on t’a trouvée, tu représentais une menace pour notre groupe et ta présence était loin de faire l’unanimité. Nous avons fait le choix de te sauver, mais maintenant que tu vas bien, Anselm, notre chef, va te demander des explications sur ce qui t’est arrivé.
Sa gorge se noua. Elle allait devoir passer aux aveux. Elle devait être honnête avec Botan, mais cela lui semblait difficile, voire impossible. Elle savait qu’il attendait beaucoup d’elle, alors elle prit son courage à deux mains et se lança.
— C’est que… C’est dur à croire... souffla-t-elle en riant nerveusement pour empêcher ses larmes de couler. Je ne me souviens de rien.
Libérée de ce secret qu’elle avait gardé depuis le début, elle l’observa pour voir sa réaction. Botan fronçait les sourcils, comme s’il doutait d’elle.
— Tu ne te rappelles pas ce qui t’est arrivé ? lui demanda Botan, perplexe.
Elle renifla pour ravaler ses larmes et expliqua :
— C’est pire que ça…
Botan ne semblait pas avoir pris conscience de l’ampleur des dégâts et elle devait dissiper tout malentendu.
— Je ne sais même pas comment je m’appelle. Ni qui j’étais avant de me retrouver dans cette rivière.
La jeune femme était inquiète, mais elle ne pouvait pas en rester là.
— Mes derniers souvenirs remontent au moment où vous m’avez trouvée. La personne que j’étais jusque-là ? Je ne m’en souviens pas. J’espérais que tu pourrais m’éclairer le moment venu et jusqu’ici, je dois avouer que je n’ai pas eu la franchise ni le courage d’aborder le sujet avec toi... reconnut-elle, embarrassée de voir que Botan restait silencieux. Je me doutais bien que ma présence ici ne ferait pas l’unanimité et j’espérais plus que tout que mes souvenirs reviennent pour avoir un endroit où aller, mais rien, c’est le vide. C’est comme si j’étais née parmi vous et que ma vie d’avant n’avait jamais existé.
C’était la première fois que Botan la regardait ainsi. Il ne s’attendait pas à de tels aveux, bien qu’il se soit imaginé beaucoup de choses autour des raisons de son accident. Le jeune homme paraissait très ennuyé et, serrant la mâchoire, il s’adressa enfin à elle :
— J’aimerais moi aussi t’en dire plus, mais je ne peux pas, je suis désolé. Je ne sais pas qui tu es et tout ce que je pouvais faire pour t’aider, je l’ai fait. Maintenant, c’est à Anselm que tu vas devoir parler. C’est lui que tu devras convaincre, si tu veux rester parmi nous.
Elle tourna la tête et se passa la main dans les cheveux.
— D’accord, lui répondit-elle simplement.
Anselm ne lui disait rien qui vaille, mais elle était dans une impasse. Son cœur battait dans ses tempes comme lorsqu’elle gisait au milieu du ruisseau. Elle commençait à manquer d’air et elle avait des fourmis dans les mains. Botan, la voyant trembler, l’attrapa par le cou et se rapprocha d’elle.
— Allez, calme-toi, lui murmura-t-il.
Elle se réfugia dans ses bras et se mit à pleurer. Qu’allait-elle devenir si elle devait se retrouver à nouveau seule ? Elle avait encore du mal à marcher et elle ne savait plus rien du monde qui l’entourait. Et qu’en était-il des gens qui s’en étaient peut-être pris à elle ? La pourchasseraient-ils ? C’en était trop. Elle n’arrivait plus à réfléchir. Botan lui releva la tête et essuya ses larmes.
— Crois en toi ! lui dit-il avec détermination avant de se lever.
Il lui tendit la main pour l’inviter à le suivre.
— Maintenant que tu es sortie de la tente, tu peux être sûre qu’Anselm t’attend. Lève-toi. Je resterai à tes côtés.
Il enleva sa veste, qu’il lui posa sur les épaules. Les pieds nus et encore fragilisée par ses blessures, elle eut un vertige en se levant et crut vaciller. Il lui semblait que chaque montagne qu’elle gravissait en cachait une autre et, à force, toutes ces ascensions la décourageaient. Lasse de ces épreuves, les mots de Botan tournaient en boucle dans sa tête, toujours plus fort : « Quand on t’a trouvée, tu représentais une menace pour le groupe... » Une menace ? De qui se moque-t-il ! rageait-elle.
En regardant son attelle, elle eut un sourire amer. Tout s’écroulait autour d’elle, mais elle ne pouvait pas abandonner si près du but. Soit elle se défendait, soit elle mourrait. Courage ! se dit-elle. Ils ont peur de moi ? Je vais les rassurer ! Les yeux toujours rivés sur cette attelle qui lui faisait pitié, elle décida de la retirer pour se donner l’air plus solide. De toute manière, elle n’avait aucun plan en tête pour se sortir de cette situation, alors elle devait au moins se montrer sous un jour favorable. D’autant qu’elle ne se rappelait plus rien. Elle ne pouvait donc pas s’appuyer sur son passé pour leur expliquer ce qui lui était arrivé et cela allait sans dire que cette perte de mémoire ne ferait qu’accroître leur méfiance. Malheureusement, elle en avait déjà trop dit à Botan et maintenant qu’elle s’était confiée à lui, elle était obligée de dire la vérité au reste du groupe. Si elle mentait, même lui n’aurait plus confiance en elle, et il avait été jusqu’ici son seul allié. Arrivée devant la tente gardée par deux jeunes gens armés, elle se sentit finalement prête à affronter leur chef. Elle releva la tête pour se donner un air digne avant de pénétrer sous la tente.
— Une minute.
Botan l’attrapa par le poignet et s’approcha d’elle pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.
— Je ne sais pas si cela peut t’aider, mais quand tu avais de la fièvre, tu répétais souvent « Rem » dans ton sommeil. J’ai pensé que ça pouvait être ton prénom. Avoir un prénom, c’est important, c’est le premier pas vers l’être lui dit-il avant de se retourner pour faire signe à ses compagnons de les laisser entrer.
"Avoir un prénom, c’est important, c’est le premier pas vers l’être lui dit-il avant de se retourner"
